Dans cet autre numéro de la rubrique « Le Dossier de la Semaine », au compte de cette semaine du 21 avril 2025, nous mettons nos limiers sur la vente illicite des médicaments en Guinée. Vendeuses ambulantes et boutiques-pharmacie à Madina, sur fond de passivité ou de tolérance des forces de l’ordre, ce commerce pourtant interdit sous le CNRD, fonctionne autrement. Lisez!
Vente illicite de médicaments : Sur les traces du fameux anti douleurs corporelles « Abdoulaye Camara »
La Guinée a longtemps été considérée comme un haut lieu du trafic de produits pharmaceutiques en Afrique de l’ouest. Environ 70% des médicaments qui y sont vendus seraient illicites, selon le site d’informations issafrica.org qui avait publié un article, en 2023, sur la vente des faux médicaments en Guinée.
Toujours selon le site, le marché de Madina, le plus grand du pays, est considéré comme l’épicentre du trafic et constitue un important centre de stockage et de redistribution pour la région. Les produits sont vendus en contrebande en partie dans le pays, mais la majorité est acheminée vers le Sénégal, le Mali, la Mauritanie, la Guinée-Bissau et la Côte d’Ivoire.
Les autorités militaires guinéennes avaient lancé une croisade contre le commerce illicite des médicaments.
Plus de trois ans après le début de la lutte contre les faux médicaments, il s’avère que le commerce illicite existe toujours, et qu’ils sont encore nombreux les lieux où on peut se procurer des médicaments bons marché.
Le commerce de faux médicaments fait vieux os, tant chez les vendeuses dans les rues qu’au marché Madina.
C’est du moins le constat fait par notre reporter qui s’est rendu sur le terrain pour toucher du doigt les réalités de ce trafic tant dénoncé, et combattu ces derniers temps par les autorités guinéennes.
« Abdoulaye Camara », l’étrange anti douleurs corporelles
Au marché Madina où nous nous sommes rendu, le mercredi 16 avril dernier, pour démarrer notre enquête, nous tombons sur une vendeuse de médicaments, sous le pont dit de Madina. Il était Tenant sa marchandise de médicaments à l’intérieur d’un grand bocal, elle est occupée à emballer des vitamines « B complexes » dans des sachets plastiques. Nous nous faisons passer pour un client à la recherche d’un médicament qui soigne des maux de corps. Nous lui signifions que c’est pour un ami qui souffrait de douleurs corporelles.
Après avoir attentivement écouté nos explications sur les maux dont souffre cet ami imaginaire, la bonne dame nous propose, en premier lieu, un médicament appelé « Abdoulaye Camara « . « Abdoulaye Camara » ?, lui avons-nous demandé, tentant difficilement d’étouffer notre envie de pouffer de rire.
La vendeuse nous rassure que le médicament « Abdoulaye Camara » est un médicament efficace contre les douleurs corporelles. Pour éviter toute suspicion, nous décidons de nous le procurer. Alors que nous tournions dans tous les sens la boîte, recherchant les indications du produit, elle nous propose un autre appelé « original ». Nous repoussons la deuxième offre, nous focalisant sur « Abdoulaye Camara » qui coûte 2500 GNF. Nous sortons un billet de 5000 GNF pour deux paquets.
Avant de quitter, nous lui posons une question sur les rumeurs qui voudraient qu’il y ait des comprimés qui soignent plusieurs maladies à la fois. Notre interlocutrice nous dit ne pas avoir connaissance de ces comprimés à usages multiples.
Nous poursuivons notre route, en nous engouffrant un peu plus dans le marché Madina, vers la route Niger. Notamment vers la zone (anciennement?) dédiée à la vente des médicaments. Sur les lieux, nous découvrons quelques vendeurs qui commercent encore. Le grand constat est que, nombreuses sont les boutiques qui sont fermées et bien cadenassées.
Madina et son « ancien marché » aux médicaments
Dans ce décor fantomatique, quelques commerçants sont assis devant leur boutique à moitié fermée, à l’attente de potentiels clients.
Nous comprenons vite que malgré la fermeture officielle de cet énorme marché noir aux médicaments, quelques activités y tournent. Certes au ralenti. Une atmosphère bien différente de celle d’il y quelques années où les lieux étaient submergés par les clients.
Etranger aux lieux, notre présence se fait vite remarquer par quelques vendeurs qui n’hésitent pas à nous demander quel médicament nous cherchions. Mais, notre priorité était de faire des photos pour illustrer notre enquête.
Simulant une conversation téléphonique, et faisant semblant d’être très focus sur notre téléphone, nous tentons péniblement de faire quelques captures sans nous faire remarquer.
Sentant la méfiance à notre égard, nous essayons de trouver les formules pour aborder un vendeur, afin d’obtenir des informations sur la vente des médicaments, et sans éveiller les soupçons.
Après plusieurs minutes à remuer mes méninges, une idée nous vient en tête. La solution à notre problème se trouvait dans notre précieuse boîte de « Abdoulaye Camara » contre les douleurs corporelles. Sans rien savoir de sa supposée efficacité, c’est cette fameuse boite qui nous inspire.
Nous approchons alors un des vendeurs, en exhibant notre « Abdoulaye Camara », en nous faisant passer, une nouvelle fois, pour un client préoccupé par les douleurs d’un ami imaginaire. Nous lui tendons le médicament, en lui précisant qu’il nous avait été proposé par une vendeuse contre les douleurs corporelles.
Ne connaissant visiblement pas le produit, il cherche à savoir à qui était-il destiné ?
Étant incapable de lui présenter l’ordonnance qu’il nous demande, nous démarrerons une petite discussion.
«Mon ami, il faut éviter ces produits. Ton ami doit aller à l’hôpital se faire consulter par un médecin. On ne donne pas les médicaments comme ça. Il peut avoir plusieurs pathologies, mais s’il ne va pas à l’hôpital, on ne peut pas savoir ce qu’il a. Chez moi ici, je ne vends pas de médicaments sans ordonnance», s’est-il confié.
Pour ne pas davantage attirer l’attention sur notre présence, nous nous empressons de quitter les lieux. Prenant la direction d’une pharmacie très connue de Dixinn pour tenter d’y trouver des réponses à nos nombreuses questions.
La pharmacienne, impuissante, tombe des nues!
Il était 11h passées, ce 16 avril, quand nous arrivons dans la pharmacie. Connu du personnel, les choses sont plutôt faciles pour nous. Nous demandons à la pharmacienne en face si elle avait connaissance du médicament « Abdoulaye Camara » que nous lui tendons.
Elle observe le médicament et secoue la tête. « Ce n’est pas possible. Ces gens ne cesseront jamais », dira la pharmacienne, visiblement très choquée.
À la question de savoir comment ces vendeuses arrivaient à se procurer ces produits, elle explique: «C’est des produits qui viennent pour la plupart du Nigeria. Ces produits arrivent ici, et le contrôle n’est pas ça. Quand on dit aux gens d’arrêter, ils ne veulent pas comprendre», se désole la pharmacienne. «Tout à l’heure, il y a une dame qui m’a présenté une boîte de Diamicron, un médicament contre le diabète. J’ai vite compris que c’était de la contrefaçon. Je lui dis que c’est de la contrefaçon, mais elle n’est pas d’accord. Je lui propose ensuite de sortir la vraie boîte pour qu’elle sache qu’elle tenait un faux médicament», nous confie la spécialiste, se tenant derrière son comptoir.
Nous lui demandons pourquoi ce phénomène perdurait, alors que l’Etat avait annoncé l’ouverture de plusieurs points de vente légaux de médicaments pour lutter contre les médicaments de la rue.
« Les pharmacies existent, même chez moi, à l’intérieur du pays, il y a des médicaments. Mais les gens préfèrent les médicaments moins chers», regrette-t-elle.
Nous sortons de la pharmacie pour nous rendre au petit marché situé aux abords de la Pharmaguinée (PCG) à Dixinn, pour continuer notre enquête.
En cours de route, nous tombons sur une autre vendeuse de médicaments. Sa marchandise est méticuleusement placée dans deux grands paniers. La bonne dame dort profondément auprès d’une machine de pari sportif. Apparemment, elle cumule vente de médicaments et gestion de cette machine.
Culotte verte, chemise noire aux motifs bien assortis, chaussures fermées, nous réveillons la vendeuse au look jamaïcain. Mais bien avant de lui expliquer les raisons de notre présence, une passante s’arrête pour saluer « Mama Africa ». C’est donc le nom de la vendeuse. Nous comprenons mieux son look.
Contre « Abdoulaye Camara », une solution à 15mn
« Avez-vous le produit « Abdoulaye Camara » contre les douleurs corporelles »? Avons glissé. « Mama Africa » qui n’a pas connaissance dudit médicament, nous propose plutôt d’autres produits bien plus efficaces contre les douleurs corporelles, selon elle. Des produits qui soulagent en 15 minutes, assure-t-elle.
Pour notre ami imaginaire, elle propose des déparasitants très efficaces. Mais bien avant, elle nous donne deux produits qui soulageraient les douleurs corporelles. Efficacité assurée à 100%. «Tu reviendras me voir après, tellement mes médicaments sont efficaces », nous lance Mama Africa, très sûre de l’efficacité de ses produits. Les deux médicaments « miracle » nous coûtent 10 000 GNF.
Avant de quitter les lieux, nous lui demandons si elle n’avait pas ces comprimés qui soignaient plusieurs maladies en même temps. «Il n’y a pas de comprimés qui soignent plusieurs maladies à la fois, ça n’existe pas. Chaque médicament a un rôle, mais pas celui de soigner plusieurs maladies à la fois», persiste Mama Africa.
Les médicaments dans un sachet noir qu’elle nous a offerts, nous quittons Mama Africa et continuons notre périple.
Nous rencontrons une autre vendeuse, toujours avec la même approche. Elle nous sourit avant de nous dire qu’il y a rupture de « Abdoulaye Camara ».
« C’est un médicament très prisé par les clients, il est efficace. Mais il manque en ce moment», révèle-t-elle.
Elle nous propose un autre produit, selon elle, identique à « Abdoulaye Camara ». La boîte coûte 2500GNF.
Les forces de l’ordre clémentes pourvu que…
À la question de savoir comment elle faisait son commerce, elle répond: «La vente des médicaments est devenue très difficile. Les forces de l’ordre nous mènent la vie dure. Elles fouillent souvent nos médicaments pour vérifier la date de péremption et pour voir si ils sont de bonne qualité», nous confie cette vendeuse. «Mais moi, j’ai dit au grossiste qui me donne les médicaments, à Madina, que s’ils étaient périmés, je le dénoncerai. Voilà comment on travaille. Les forces de l’ordre sont très regardantes sur la qualité. Si les produits ne sont pas bons et périmés, tu risques gros », poursuit-elle.
Elle nous révèle que les médicaments qu’elle vend, sont pris aux mains des grossistes à Madina. Mais que cela se passait dans la clandestinité. Il y a plusieurs astuces qui permettent de contourner l’interdiction, afin d’éviter les ennuis avec les forces de l’ordre et les personnes chargées de lutter contre la vente des faux médicaments. Dissimulation des médicaments dans les boutiques, camouflage, codes de conduite…la vente se veut très discrète, selon la vendeuse qui sillonne le plus souvent la commune de Dixinn pour vendre ses médicaments.
Nous terminons notre aventure après cette discussion très intéressante avec cette vendeuse, avec le sentiment que la vente des faux médicaments a encore de beaux jours en Guinée. Malgré les campagnes de sensibilisation, la fermeture des pharmacies illégales, les interpellations, l’activité ne s’est pas estompée.
Mohamed Béné Barry